La liberté d’expression à l’aune de l’obligation de sécurité
Aujourd’hui, sanctionner un salarié en considération des propos qu’il a tenu s’avère souvent être un exercice d’équilibriste.
1. Une liberté d’expression largement reconnue par la jurisprudence
En effet, si certains propos peuvent être malvenus dans un contexte professionnel, ils ne peuvent pas systématiquement faire l’objet d’une sanction et ce notamment, en considération de la liberté fondamentale que constitue la liberté d’expression.
Ainsi, à titre d’exemples, relèvent de la liberté d’expression :
- Le fait de manifester un désaccord persistant concernant l'application d'un accord d'entreprise (Cass. soc., 11 oct. 2023, no 22-15.138) ;
- La communication non-constructive d’un salarié avec ses interlocuteurs, en déformant leurs propos et en adoptant une posture délibérément polémique (Cass. soc., 22 janv. 2025, no 23-16.896).
La liberté d’expression est ainsi reconnue tant dans les rapports entre les salariés eux-mêmes qu’entre les salariés et l’employeur.
2. L’effet « contaminant » de l’atteinte à la liberté d’expression
Toute sanction portant atteinte à la liberté d’expression encourt la nullité.
Lorsqu’un licenciement repose, même partiellement, sur des propos relevant de la liberté d’expression, le licenciement est nul, même si d’autres griefs sont matériellement établis et auraient pu justifier la rupture.
Ainsi, a été jugé nul un licenciement fondé notamment sur la remise en cause de la stratégie et de l’organisation de l’entreprise, dès lors qu’aucun abus n’était caractérisé (Cass. soc., 20 mars 2024, n° 22-17.859).
3. La nécessité de caractériser un abus
Ainsi, afin de pouvoir sanctionner un salarié en considération de ses propos, il est impératif de pouvoir caractériser un abus de la liberté d’expression, à savoir ceux-ci doivent présenter un caractère injurieux, diffamatoire ou excessif, ce que devra caractériser le courrier de notification de sanction ou de licenciement.
4. L’atteinte à la santé psychique des collaborateurs
De surcroit, un salarié ne peut pas se retrancher derrière la liberté d’expression ou même la vie privée lorsque son comportement est de nature à porter atteinte à la santé et la sécurité de certains salariés.
C’est ainsi que dans un arrêt récent, la Cour de cassation a estimé que les propos tenus par un Directeur Commercial — certains par messagerie interne ou par courriel — à connotation sexuelle, sexiste, raciste et stigmatisants en raison de l'orientation sexuelle portaient atteinte à la dignité en raison de leur caractère dégradant d'autant plus qu'ils s'étaient répétés à plusieurs reprises et avaient heurté certains salariés (Cass. Soc., 5 novembre 2025, n°24-11.048).
5. Des limites : lorsque les propos relèvent de la sphère privée
À l’inverse, certains propos, même abusifs, ne peuvent pas faire l’objet d’une sanction lorsqu’ils relèvent de la vie privée.
Ainsi, l’année dernière, la Cour de cassation a estimé que, ne pouvait justifier un licenciement, les propos d’un salarié à caractère raciste ou xénophobe envoyés depuis sa messagerie professionnelle, dès lors que ceux-ci s'inscrivaient dans le cadre d'échanges privés au sein d'un groupe restreint de salariés et qu'aucun manquement à une obligation professionnelle n'était établi. Les propos n’ayant été connu de l’employeur qu’en considération d’une erreur d’envoi de l’un des destinataires (Cass. Soc., 6 mars 2024, 22-11.016).
6. Invitation à une extrême prudence
En définitive, même des propos abusifs peuvent parfois ne pas pouvoir faire l’objet de sanction, dès lors qu’ils sont restés privés ou n’ont pas porté atteinte à la santé, à la sécurité ou la dignité d’autres salariés.
Avant d’envisager une sanction disciplinaire, il est donc indispensable de se poser les questions suivantes :
- Les propos sont-ils abusifs (injurieux, diffamatoires ou excessifs) ?
- S’ils sont abusifs, dans quel cadre ont-ils été tenus ? Ce cadre peut-il relever de la vie privée ?
- Les propos ont-ils porté atteinte à la santé, à la sécurité ou à la dignité de certains salariés ?
Une analyse rigoureuse est donc essentielle afin d’éviter une nullité de la sanction fondée sur une atteinte à une liberté fondamentale.
Article co-écrit par Christian BROCHARD et Amandine DUPERRON.
History
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